Ce n’est pas un déferlement, plutôt une progression prudente, hameau par hameau, village par village. Depuis la fin août, les rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL) avancent face à l’organisation Etat islamique (EI) dans le nord de la Syrie. Peu à peu, ils repoussent les jihadistes, les forcent à se replier vers Al-Bab et Raqqa, leurs derniers fiefs dans la région. Les rebelles ne combattent pas seuls, l’armée turque les soutient, la coalition aussi. «Nous avons repris une trentaine de villages à Daech en trois semaines,explique Alla Mohamed, un commandant militaire de Nourredine al-Zenki, un groupe de l’ASL.Leurs chefs sont évacués avant les attaques, mais des dizaines de leurs hommes ont été tuées. Et nous avons fait des prisonniers, dont des étrangers. Surtout des Tunisiens.»Les jihadistes contre-attaquent parfois en lançant des kamikazes au volant de voitures piégées. Mais le plus souvent, ils tentent de fuir après avoir posé des mines.

L’opération «Bouclier de l’Euphrate» a débuté le 24 août. Pour la première fois depuis le début de la guerre, la Turquie décide alors d’envoyer chars et forces spéciales en Syrie. Ankara s’appuie sur une dizaine de groupes rebelles de l’ASL. La plupart sont représentés au centre des opérations militaires (MOM), installé en Turquie, où siègent les pays occidentaux et arabes qui soutiennent l’opposition. En vue de l’offensive, les rebelles avaient envoyé des renforts depuis Azaz et le sud d’Alep, où le siège de l’armée syrienne venait d’être brisé. Dès le 24 août, Jarablous tombe. La victoire est stratégique : la ville qui borde l’Euphrate était le dernier poste-frontière tenu par l’EI. C’est par là qu’ont transité certains auteurs des attentats de novembre à Paris et Saint-Denis. Dans les jours qui suivent, l’armée turque s’installe en Syrie et les rebelles avancent vers le sud et l’ouest.

«Coordination totale»

Raqqa, la capitale du califat autoproclamé, est encore loin. Mais la ville d’Al-Bab est en vue. «C’est notre objectif à partir de maintenant,explique Ahmed Osman, le commandant militaire de Sultan Mourad, une brigade turkmène de l’ASL. Nous venons de lancer l’offensive. Ce sera compliqué, c’est leur principale et dernière place forte dans le secteur. Ils ont beaucoup de camps d’entraînement et de combattants.»Les victoires s’enchaînent mais les rebelles n’ont pas oublié qu’ils ont déjà combattu contre l’EI dans cette même région.

C’était au printemps dernier, lorsqu’ils avaient réussi à s’emparer d’une vingtaine de villages. Ils s’approchaient alors de Manbij, une ville contrôlée par l’Etat islamique depuis 2014 et connue pour abriter des jihadistes britanniques et français. Mais l’organisation terroriste a fini par contre-attaquer et à regagner les territoires perdus. «C’est simple, tant que la coalition nous soutenait en bombardant, nous avancions. Mais un jour, sans que l’on comprenne pourquoi, elle a arrêté de frapper. L’EI est revenu», explique un conseiller politique de Nourredine al-Zenki.

Cette fois, les rebelles pensent pouvoir compter sur l’armée turque. Elle appuie leurs offensives par des tirs d’artillerie et des frappes aériennes. Des militaires turcs participent aux «chambres d’opérations», ces réunions où se décident les plans d’attaque, et des forces spéciales ont été déployées. «C’est une coordination totale. On discute, on se met d’accord et ils nous aident quand nous attaquons, dit Ahmed Osman. Je ne vois pas pourquoi cela s’arrêterait. Depuis le début de la guerre, la Turquie soutient les rebelles de l’ASL et, à la différence de beaucoup de pays, elle n’a jamais changé de stratégie.»

Le but d’Ankara est en réalité double. D’une part, chasser l’EI de sa frontière pour créer une «zone de sécurité». Et d’autre part, bloquer les ambitions des Kurdes syriens du Parti de l’union démocratique (PYD), affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui veulent étendre et unifier leurs territoires. Le président Recep Tayyip Erdogan ne fait pas de distinction entre l’EI et le PYD : les deux sont à ses yeux des«mouvements terroristes». Les rebelles syriens ne s’en formalisent pas :«Cela nous va, nos intérêts convergent. Nous ne voulons pas de l’EI et de son califat, et nous ne voulons pas non plus que les Kurdes se fabriquent un Etat en Syrie. D’ailleurs, les deux nous combattent régulièrement depuis 2013», explique Alla Mohamed.

Un mois après le début de l’opération turque, la «zone de sécurité» se crée peu à peu. Les jihadistes n’ont plus accès à la frontière et à la Turquie. Ils peuvent toujours tenter de passer clandestinement mais l’entreprise est risquée et complexe. L’époque où ils circulaient quasi-librement et faisaient des allers-retours entre l’Europe et le califat, comme s’en était vanté Abdelhamid Abbaoud (accusé d’être le coordinateur des attentats du 13 Novembre), est révolue. A terme, Ankara souhaite étendre cette zone tampon jusqu’à Azaz. Elle espère qu’une partie des trois millions de Syriens réfugiés en Turquie pourra alors retourner en Syrie.

«Ligne rouge»

Les Kurdes sont, quant à eux, bloqués. Leurs combattants ne peuvent plus progresser vers l’ouest et tenter de rejoindre le canton d’Afrine. Soutenus par les Etats-Unis, ils s’étaient emparés de Manbij à la mi-août. Après deux mois de combats féroces, ils avaient ouvert un passage pour que les derniers jihadistes se retirent. La victoire était majeure mais elle représentait un défi lancé à la Turquie : Manbij, ville arabe est, à l’ouest de l’Euphrate, la «ligne rouge» définie par Ankara, que ne doivent pas franchir les Kurdes.

Fin août, alors qu’ils étaient en position de poursuivre vers Jarablous, la Turquie menace et lance son opération en Syrie. Sommés par les Etats-Unis, les Kurdes finissent par reculer. Les avancées actuelles des rebelles syriens contre l’EI sont surveillées de près par la coalition. Mais elles placent aussi les Etats-Unis en porte-à-faux. D’un côté, ils soutiennent les Kurdes qui combattent l’Etat islamique à l’est de l’Euphrate. Vendredi, des drapeaux américains ont même été plantés sur des toits de Tall Abyad, une ville frontalière. Mais ils aident aussi plusieurs brigades rebelles qui combattent aujourd’hui avec les Turcs de l’autre côté du fleuve. Ils leur fournissent entre autre des armes et un soutien aérien.

Samedi, ils ont été plus loin : 25 soldats de leurs forces spéciales, dont cinq officiers, se sont invités à une réunion des groupes rebelles à Al-Raï, une ville qui vient d’être reprise à l’Etat islamique. Ils avaient beau avoir des épaulettes de l’Armée syrienne libre collées à leur treillis, des combattants les ont pris à partie, mêlant insultes et menaces. Dans les heures qui suivent, les vidéos tournent sur les réseaux sociaux. L’incident est jugé mineur par les rebelles. Il a été provoqué par une brigade peu influente, Ahrar al-Sharqiya, originaire de Deir el-Zor (dans l’est du pays). Mais il témoigne des tensions et de la fragilité des alliances après cinq ans de guerre. «Nous avons déjà passé des accords avec les Turcs et nous gagnons des batailles, explique Ahmed Osman. Il faut qu’on en discute avec eux mais pourquoi les soldats américains ne resteraient-ils pas en Turquie pour commander les frappes aériennes ? Je ne pense pas que les envoyer en Syrie soit très utile.»

Luc Mathieu Envoyé spécial à Gaziantep (Turquie)